Souveraineté divine et Liberté humaine : une autre voie

Cortona_Triumph_of_Divine_Providence_01Les projets que forme le cœur dépendent de l’homme,
mais la réponse que donne la bouche vient de l’Eternel.
Proverbe 16:1

Si l’on présuppose d’emblée que la souveraineté divine dans le salut est logiquement incompatible avec une liberté humaine pleine et authentique, on tentera naturellement de dévaluer, de redéfinir ou de limiter l’une des deux notions. On va de fait s’interdire de formuler une position affirmant simultanément une souveraineté divine étendue et une liberté humaine robuste puisque les deux idées sont considérées comme intrinsèquement contradictoires.

D’un côté, les calvinistes vont ainsi redéfinir la liberté humaine pour la réduire uniquement à la simple aptitude à effectuer un choix selon ses propres désirs (compatibilisme philosophique classique de Hobbes), en reniant l’existence de possibilités alternatives réelles ainsi que la nécessité pour l’agent moral d’être la source ultime de son choix. C’est ce que Kant nommait… « le misérable subterfuge par lequel quelques hommes se laissent encore leurrer et pensent ainsi avoir résolu, par une petite chicane de mots, ce problème » 1. Ou encore ce que William James jugeait être… « une échappatoire qui fausse entièrement les données du problème » 2. La position a beau se nommer « compatibilisme », elle le fait en dévaluant l’une des deux notions.

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Dans la faction d’en face, on va s’employer à contourner ou redéfinir les données bibliques attestant d’une souveraineté divine dans le processus du salut, de manière à ce que le choix de l’homme soit le facteur ultime (en faisant de Dieu un agent partiellement dépendant des contingences humaines).

Mais est-il vraiment légitime de supposer que les deux notions (définies de façon honnête) sont intrinsèquement incompatibles ? Spontanément, la plupart répondront par l’affirmative sans vraiment hésiter, tant cela semble être dicté par le bon sens. Toutefois, ce sentiment est-il réellement fondé ? À mon sens, si l’on considère plus attentivement le cadre dans lequel la question se place, on se rend compte que cette supposition est hautement spéculative et injustifiée.

Commençons par remarquer que les catégories philosophiques de « déterminisme théologique », de « compatibilisme classique » ou de « libertarianisme » sont des notions conceptuelles modernes totalement étrangères à L’Ecriture, ces considérations ne faisaient simplement pas partie de l’environnement intellectuel dans lequel les auteurs évoluaient. Ils n’hésitent jamais à formuler des affirmations positives des deux sets de données (parfois même dans une même phrase) sans y voir une quelconque contradiction intrinsèque. Les catégories philosophiques qui entrent en jeu ne font simplement pas partie de la problématique posée par la révélation elle-même.

De quoi est-il question au fond ? De la nature causale de l’action divine dans ce monde, de la façon dont les décrets d’un Dieu transcendant se traduisent dans cette réalité. Pourquoi s’imaginer pouvoir percer un tel mystère insondable se situant bien au-delà de l’horizon de notre entendement ? C’est une question purement métaphysique largement hors de notre portée. Il est illégitime d’affirmer que la volonté divine de décret ne puisse pas s’accommoder de la contingence réelle. Pour autant qu’on le sache, Dieu est peut-être en mesure d’exécuter ses décrets sans avoir à entraver une liberté humaine parfaitement authentique.

La question est traitée comme si l’on avait affaire à une interaction entre deux éléments internes au monde, entre deux entités lambdas. Or le tableau est tout autre : d’un côté un agent personnel à l’intérieur d’une réalité, et de l’autre le Dieu entièrement transcendant, duquel l’univers entier tire continuellement sa source ontologique, la cause fondamentale du monde. Pas le grand horloger pilotant un univers mécanique autrement autonome et indépendant, mais Dieu – l’Être métaphysique absolument ultime. Pas une entité parmi d’autres entités, mais la source de toute existence.

Notons que l’on n’a pas affaire à une impossibilité logique telle que le serait la violation d’une vérité mathématique, mais plutôt au « mécanisme » qui caractérise l’action de Dieu dans le monde. Pour autant qu’on le sache, les deux notions peuvent être vraies toutes les deux et fonctionner sur deux plans distincts de réalité. Sans preuve concrète du contraire, nous ne pouvons qu’accepter ce qui nous est exposé dans l’Écriture, or c’est précisément ce qu’elle nous présente encore et encore.

Si l’on reprend la question de la souveraineté de Dieu dans le salut et la nature du choix humain, on peut tout à fait imaginer une cause « double », non pas en synergie, en coopération ou en interdépendance, mais comme placée à deux niveaux distincts de la réalité.

Il est absurde de s’imaginer que la volonté humaine soit parfaitement équivalente dans son action et ses caractéristiques à la volonté divine décrétive. Les deux notions ne sont semblables que dans un sens analogique, pas de façon univoque. Une différence qualitative infinie existe entre Dieu et l’homme, pas une simple différence de degrés, mais de nature. En clair, nous n’avons pas la moindre idée de la nature de l’action divine et de la façon dont opère sa volonté. La causation divine est de nature entièrement différente de la causation intramondaine. Par conséquent, il est entièrement inadéquat d’appliquer les catégories caractéristiques à une interaction entre deux entités internes au monde (qui n’accepteraient en dernière instance qu’un type distinct de « cause »).

Ainsi, les deux postures incompatibilistes citées plus haut révèlent selon moi la charpente d’une conception mécaniste moderne du monde, quasi-déiste, et d’une compréhension exagérément anthropomorphique de la personne divine. On notera d’ailleurs que les controverses sur ce sujet n’ont réellement débuté qu’à la période moderne.

Ce que je conteste dans ces deux perspectives, c’est donc la présupposition commune qui les sous-tend, à savoir le cadre conceptuel métaphysique dans lequel elles se placent. Si ce cadre dépasse notre horizon de pensée, comment pourrions-nous affirmer que ces notions sont contradictoires ? Et si la nature de cette relation n’est pas décrite par la révélation, nous n’avons absolument aucune légitimité à postuler une supposée incompatibilité logique intrinsèque.3

Si tel est le cas, lorsque des données bibliques attestent par exemple d’une dimension souveraine dans le processus du salut, je ne vais ni les considérer comme une menace pour la liberté humaine et renier cet aspect, ni limiter le libre arbitre humain pour maintenir cette souveraineté divine. Je me borne à affirmer ce que l’Ecriture semble déclarer sur les deux sujets, sans déduire une quelconque limitation de l’une ou de l’autre notion, et même si les deux nous paraissent logiquement contradictoires depuis notre point de vue de simples créatures évoluant à l’intérieur de cette réalité.

Par ailleurs, il me semble futile et vain d’accorder une valeur métaphysique absolue à des bouts de versets tels que ceux qui sont invoqués pour tenter de fonder un déterminisme divin exhaustif dans les décisions humaines, comme si la Bible était un véritable manuel métaphysique dans le sens strict du terme.

La relation de causalité qui entre en jeu et qui relie souveraineté et libre arbitre est une question d’ordre métaphysique totalement hors d’atteinte, le domaine en question se situe bien au-delà de notre sphère de pensée et de nos prétentions de connaissance. Il est entièrement injustifié de déclarer péremptoirement « incompatibles » les deux notions sur des bases purement rationalistes. De plus, chercher à envisager la nature de cette interaction entre décrets divins et liberté de l’homme trahit une conception quasi-mécanique d’un monde autonome, indépendant et extérieur à Dieu.

Ce type de posture est loin d’être quelque chose d’inédit dans l’histoire de l’Eglise, une vision similaire était défendue, par exemple, par Thomas d’Aquin (même si cette position découlait partiellement d’une adhésion à la métaphysique aristotélicienne, à laquelle je n’adhère pas) et par la tradition thomiste. Les Pères de l’Église ne semblaient pas non plus être troublés par la question — on trouve pêle-mêle des affirmations d’une liberté humaine pleinement authentique, et des déclarations reflétant une souveraineté divine dans le salut.



Quant à la définition biblique des 2 notions, ma position est la suivante :

– La liberté humaine telle qu’elle est décrite dans la Bible présuppose la validité des principes qui définissent le libertarianisme (c.à.d la capacité d’agir autrement, avec a) accès réel aux possibilités alternatives, b) contingence réelle c) l’agent comme source ultime du choix). Le commandement implique la possibilité réelle de choix et d’action, renier ces principes en présence de ces commandements bibliques, c’est une dérobade qui attribuerait à Dieu une certaine duplicité.

– La souveraineté divine, tout en étant présentée comme extrêmement étendue, n’est pas clairement et précisément définie, on ne peut pas lui assigner de bornes aussi péremptoirement. Par exemple, si Dieu peut exercer une influence sur les pensées et les choix des hommes pour accomplir ses desseins, l’Ecriture ne pose nulle part le déterminisme exhaustif défendu par les calvinistes (Dieu décréterait toutes les pensées et décisions humaines sans aucune distinction). Le principe découle non pas de textes bibliques sans équivoques, mais de spéculations métaphysiques que l’on a fait passer subrepticement pour des enseignements scripturaires. Pour ce qui est du débat sur l’omniscience exhaustive du futur, il me parait bien difficile de retirer à Dieu cet attribut, étant donné tout ce que cela impliquerait pour la mise en œuvre de ses plans. Sans compter qu’il est le fondement ontologique de tout ce qui existe, et non le dieu déiste dont la réalité matérielle serait totalement indépendante et autonome.

En somme, je me cantonne à affirmer que la souveraineté divine est très étendue et que Dieu n’est dépendant d’aucune contingence, sans définir précisément comment se traduit cette souveraineté puisque la Bible ne le fait pas elle-même de façon systématique.

1 Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique
2 William James, La volonté de croire, Le dilemme du déterminisme
3 Cette même réflexion est menée par exemple par I. Howard Marshall (Kept by the power of God, 3rd edition, 1995, pp. 207-208)

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