Tertullien sur le sabbat et les diverses législations bibliques

Chose particulièrement intéressante chez Tertullien (et comme chez Justin) : en réponse à l’objection des juifs relative à l’abandon de la loi mosaïque jamais il ne fait appel à une quelconque division dans la loi, alors même que l’occasion eût été idéale. Il ne défend pas l’idée d’une soumission des chrétiens à une hypothétique section ‘loi morale’ contenue dans la loi mosaïque. Si la loi de moïse contient des prescriptions morales communes aux autres administrations, c’est précisément parce que ces injonctions morales sont universelles, elles précèdent et supplantent la codification particulière de la loi sinaïtique.

Voici donc quelques longues citations sur le sabbat et sur la nature de la relation qu’entretiennent les diverses législations bibliques :

Le Sabbat

Enfin, à celui qui prétend qu’il faut encore observer le sabbat comme un moyen de salut, et la circoncision du huitième jour, à cause de la menace de mort qui y est attachée, je dirai : Montrez-nous qu’autrefois les justes ont fêté le sabbat, qu’ils ont circoncis leur chair, et qu’ils sont devenus amis de Dieu par ces pratiques. S’il est vrai que la circoncision purifie l’homme, pourquoi Dieu, qui crée Adam incirconcis, ne se hâte-t-il pas de le circoncire, même après qu’il a péché, puisque la circoncision purifie? Il est certain qu’en le plaçant dans le paradis, tout incirconcis qu’il était, il lui donna le gouvernement du paradis. Ce même Dieu qui plaça notre premier père dans le paradis, sans l’assujettir à la circoncision et à la célébration du sabbat, loua aussi par la même conséquence son fils Abel, qui lui offrait des sacrifices sans être circoncis, sans observer le jour du sabbat, et il ratifia ce qu’il lui offrait dans la simplicité du cœur, tandis qu’il repoussa le sacrifice de Caïn, son frère, « parce qu’il ne partageait pas également ce qu’il offrait. » Noé n’était pas circoncis; il ne célébrait pas le sabbat. Dieu ne le sauva pas moins du déluge. Que dis-je ? Il transporta hors de ce monde le juste Enoch, qui ne connaissait ni la circoncision ni le sabbat, et qui n’a pas encore goûté de la mort, afin que ce candidat de l’éternité nous attestât que nous pouvons plaire également au Dieu de Moïse, sans le fardeau de la loi mosaïque. « Melchisédech, prêtre du Très-Haut, » fut appelé au sacerdoce de Dieu, sans observer la circoncision ni le sabbat. Enfin Loth, frère d’Abraham, nous prouve encore cette vérité, puisque c’est aux mérites de sa justice, et non à la pratique de la loi, qu’il dut d’être épargné dans l’incendie de Sodome. Abraham, dites-vous, a été circoncis. —- D’accord; mais il fut agréable à Dieu avant d’être circoncis; toutefois il ne célébra point le sabbat. Il avait reçu en effet la circoncision, mais la circoncision qui était le signe de ce temps, et non une prérogative de salut.
(…)
Puisque nous avons démontré que l’abrogation de la circoncision charnelle et de la loi ancienne a eu lieu dans son temps, il nous reste encore à prouver que l’observance du sabbat n’a été aussi que temporaire. Les Juifs nous disent que, « dès l’origine, Dieu sanctifia le septième jour, en se reposant ce jour-là des œuvres de la création. » De là vient, ajoutent-ils, que Moïse dit au peuple : « Souvenez-vous du jour du sabbat pour le sanctifier. Tu ne feras ce jour-là aucune œuvre servile, » excepté ce qui concerne le salut de l’âme. Nous en concluons que nous devons célébrer le sabbat, en nous interdisant toute œuvre servile, non pas seulement le septième jour, mais dans tous les temps. Il s’agit maintenant de chercher quelle espèce de sabbat Dieu nous ordonnait de garder. Les Ecritures, en effet, nous parlent d’un sabbat éternel et d’un sabbat temporaire. Le prophète Isaïe dit : « Mon âme hait vos sabbats. » Et ailleurs : « Vous avez profané mes sabbats. » Nous reconnaissons par là que le sabbat temporaire appartient à l’homme, tandis que le sabbat éternel remonte à Dieu. C’est de ce dernier sabbat qu’il a dit d’avance par la bouche d’Isaïe : « De mois en mois, de sabbat en sabbat, toute chair viendra et m’adorera dans Jérusalem, dit le Seigneur. » Cette merveille s’est accomplie à l’avènement de Jésus-Christ, lorsque toute chair, c’est-à-dire toute nation, est venue adorer dans Jérusalem Dieu le Père par Jésus-Christ son Fils, comme il avait été annoncé par le prophète : « Voilà que les étrangers iront à toi par moi. »
Ainsi avant ce sabbat temporaire, un sabbat éternel avait été annoncé et signalé d’avance, de même qu’avant la circoncision de la chair avait été prédite la circoncision de l’esprit. Que l’on nous montre donc, ainsi que nous l’avons déjà demandé, qu’Adam observa le sabbat; ou qu’Abel, qui offrait à Dieu une hostie sainte, lui a plu par son respect pour le sabbat; ou qu’Enoch, qui a été miraculeusement enlevé à la terre, a honoré le sabbat; ou que Noë, auquel échut l’honneur de construire l’arche pour sauver le genre humain du déluge, sanctifia le sabbat; ou qu’Abraham offrit à Dieu Isaac son fils dans la célébration du sabbat; ou bien enfin que Melchisédech admit dans son sacerdoce la loi du sabbat.
—- Mais, vont nous dire les Juifs, il faut observer le sabbat depuis, que le précepte en a été donné par Moïse. —- Il est donc manifeste par là, qu’un précepte qui devait cesser, n’était ni éternel ni spirituel, mais seulement temporaire.
(…)
Aux temps des Machabées, les Juifs combattirent vaillamment plus d’une fois le jour du sabbat, triomphèrent des ennemis étrangers, et par ces batailles livrées le jour du sabbat, rappelèrent la loi de leurs pères à son intention et à son but primitifs. Je n’imagine pas qu’ils aient défendu une autre loi que celle où il leur était prescrit de se souvenir du jour des sabbats. Preuve convaincante que les préceptes de cette nature ont été en vigueur pour un temps et à cause des nécessités du moment, mais que Dieu ne leur avait pas donné primitivement cette loi pour qu’elle fût éternellement observée.
(…)
Maintenant qu’il est manifeste pour nous qu’il a été prédit un sabbat temporaire et un sabbat éternel, une circoncision charnelle et une circoncision spirituelle, une loi temporaire et une loi éternelle, des sacrifices charnels et des sacrifices spirituels, la conséquence veut qu’aux temps où ces préceptes charnels avaient été donnés au peuple Juif, ait succédé le temps où devaient cesser la loi et les cérémonies anciennes, pour faire place aux promesses de la loi nouvelle, à la connaissance des sacrifices spirituels et à l’accomplissement de la nouvelle alliance.
Adversus Judaeos, II-VI

Voici donc, sous la plume de Tertullien, un témoignage clair et précis de l’opinion des Pères sur la question du Sabbat :

  1. Un commandement symbolique dont l’observance littérale est obsolète et abrogée. Une prescription typologique et temporaire, réservée à l’Israël de l’AT.
  2. Un précepte qu’Abraham et tous les saints antérieurs à Moïse n’observaient pas (par conséquent, une réfutation directe que l’on aurait affaire à une ordonnance créationnelle).
  3. Un signe pour Israël au même titre que la circoncision.
Relation organique entre loi naturelle et décalogue, et développements des commandements

En effet, au berceau du monde, il donna sa loi à Adam et à Eve, en leur défendant de toucher au fruit de l’arbre planté dans le milieu du paradis, et en les avertissant que s’ils enfreignaient cet ordre, ils mourraient de mort. Cette loi leur eût suffi si elle avait été respectée, puisque, dans cette loi imposée à Adam, nous trouvons le germe caché de tous les préceptes qui se développèrent ensuite dans la loi mosaïque, c’est-à-dire : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton ame. —- Tu aimeras ton prochain comme toi-même.—-Tu ne tueras point. —-Tu ne commettras point l’adultère. —- Tu ne déroberas point. —- Tu ne porteras pas faux témoignage. —- Honore ton père et ta mère. —-Tu ne désireras point le bien d’autrui. » La loi primitive  donnée à Adam et à Eve dans le paradis, est comme la mère de tous les préceptes de Dieu.
(…)
Ainsi dans cette loi générale et primitive, dont Dieu avait borné l’observance au fruit d’un arbre, nous reconnaissons implicitement tous les préceptes qui devaient germer plus tard et en leur temps dans la loi postérieure. Il appartient au même législateur qui avait d’abord établi le précepte, de le retirer ensuite, parce que c’est à celui qui avait commencé à former des justes qu’il appartient d’achever de les instruire. Pourquoi s’étonner, en effet, que le fondateur de la loi l’accroisse, et que celui qui l’a commencée la perfectionne ? En un mot, avant la loi de Moïse, gravée sur des tables de pierre, j’affirme qu’il exista une loi non écrite, mais comprise et observée par nos pères, en vertu des lumières naturelles. Comment Noé aurait-il été trouvé juste, si la justice de la loi naturelle ne l’eût pas précédé ? D’où vient qu’Abraham a été regardé comme l’ami de Dieu, sinon par l’équité et la justice de la loi naturelle ? D’où vient que Melchisédech est appelé « prêtre du Très-Haut, » si avant le sacerdoce de la loi lévitique, il n’y a pas eu de lévites qui offrissent à Dieu des sacrifices ? En effet, la loi ne fut donnée à Moïse que postérieurement aux patriarches mentionnés tout à l’heure, quand le peuple fut sorti de l’Egypte, et après un intervalle de beaucoup d’années. Enfin quatre cent trente ans s’étaient écoulés lorsque la loi fut donnée à Abraham. Nous reconnaissons par là qu’il y avait une loi de Dieu avant Moïse lui-même; qu’elle ne commença point seulement à l’Horeb, au mont Sinaï ou au désert, mais que remontant au paradis, elle fut modifiée pour les patriarches, et après eux pour les Juifs, selon la nature des temps. Il ne s’agit donc plus de nous arrêter à la loi de Moïse comme à la loi principale, mais de nous attacher à celle qui est venue ensuite, que Dieu manifesta également pour les nations à une époque déterminée, et dont les prophètes nous signalèrent les progrès ainsi que la réforme. Par conséquent, nous devons croire que la loi ayant été donnée par Moïse pour un temps déterminé, elle a été observée et gardée temporairement. N’allons pas enlever à Dieu la puissance qui modifie les préceptes de la loi pour le salut de l’homme, d’après les besoins des temps.
Adversus Judaeos, II

Tertullien considère donc que les préceptes moraux du décalogue étaient contenus de façon embryonnaire dans le commandement de ne pas manger du fruit de l’arbre. Il voit un lien organique entre loi naturelle et décalogue.

Autre chose à remarquer : il estime, comme Irénée, que l’on peut parler ‘d’accroissement’ dans les commandements et d’une adaptation des préceptes selon les contextes rédemptifs. Tertullien va jusqu’à parler de ‘modification d’après les besoins des temps’ et affirme le caractère temporaire de cette législation particulière. Je doute que ces idées de ‘modification’, de ‘réforme’ et de ‘progrès’ dans les lois plaisent aux partisans de la théologie de l’alliance.


Distinction entre préceptes de la loi mosaïque et ceux de la loi de Christ

En réponse à l’argument de Marcion selon lequel les différences entre les lois mosaïques et les commandements de Christ dans le NT indiqueraient que le Dieu de l’AT et le Dieu du NT seraient distincts :

« Nous allons en appeler de toute la sagesse, de tout cet étalage de l’impie et sacrilège Marcion, à son évangile même à cet évangile devenu le sien à force d’altérations, Pour l’accréditer, il l’accompagna d’un commentaire ou recueil d’oppositions contradictoires, qu’il appela Antithèses, ouvrée destiné à prouver que la loi et l’Evangile se combattent  et partagent le monde entre deux divinités ayant chacune son instrument particulier, ou testament, puisque ce mot a prévalu. (…) Nous avons établi d’abord contre les Antithèses que la prétendue différence de la loi et de l’Evangile était d’un vain secours pour Marcion, puisque cette différence n’était rien moins que l’œuvre du Créateur, et qu’elle avait, été prédite dans la promesse d’une nouvelle loi, d’une nouvelle prédication, d’un nouveau testament.
(…)
Qu’un ordre différent se soit développé dans les anciennes dispositions du Créateur et dans les nouvelles ordonnances du Christ, je commence par l’avouer. Que la forme du langage diffère non moins que les préceptes de vertu et la discipline de la loi, d’accord; pourvu cependant que, malgré cette diversité, l’ensemble se rapporte au seul et même Dieu, au Dieu reconnu comme l’ordonnateur et le prophète des deux testaments. « La loi, s’écriait autrefois Isaïe, sortira de Sion, et la parole du Seigneur, de Jérusalem; » une seconde loi, une seconde parole conséquemment. « Il jugera les nations; il accusera un grand peuple; » non pas les Juifs seulement, mais toutes les nations qui sont jugées par la nouvelle loi de l’Evangile, par la prédication nouvelle des apôtres, et s’accusent à leur propre tribunal de leurs trop longues erreurs, depuis qu’elles ont embrassé la foi.
(…)
Si donc le Créateur a signalé l’apparition d’une autre loi, d’une autre parole, d’une autre alliance; disons-mieux, s’il a désigné des sacrifices plus chers à son cœur
(…)
Dès lors, tout changement qui provient d’une rénovation établit une différence avec les choses anciennes, et de la diversité naît une sorte d’opposition. Point de changement sans diversité, pas plus que de diversité sans opposition. Mais la diversité qui naît de l’opposition doit s’imputer à qui amène le changement par le renouvellement. Celui qui concerte d’avance le changement établit la diversité; celui qui prédit la rénovation prédit la différence. Pourquoi expliquer les dissemblances par l’opposition des pouvoirs ? Pourquoi reprocher au Créateur les oppositions de faits, quand tu peux en reconnaître de semblables dans les sentiments et les affections? « C’est moi qui trappe et qui guérit, dit-il; moi qui tue et qui ressuscite; moi qui crée le mal et fais la paix. » Tu pars de là pour l’accuser de versatilité et d’inconstance, A t’entendre, il défend ce qu’il ordonne; il ordonne ce qu’il défend. Pourquoi les oppositions du monde physique ne t’ont-elles pas éclairé sur celles du monde moral? Le plus rapide coup d’œil sur la structure de l’univers, même chez les habitants du Pont, si je ne me trompe, t’aurait appris qu’il se compose d’éléments qui se repoussent mutuellement. Tu as oublié d’inventer auparavant un dieu pour la lumière et un dieu pour les ténèbres, afin de pouvoir ensuite départir à celui-ci la loi, à celui-là l’Evangile. D’ailleurs les seuls exemples placés sous nos yeux disent assez que celui dont les œuvres extérieures procèdent par oppositions, suit la même règle dans ses mystères. Voilà en quelques mots notre réponse aux Antithèses.
Contre Marcion, Livre 4

Notons donc que Tertullien accepte que certains préceptes (y compris moraux !) auxquels Marcion fait allusion dans son ouvrage soient ‘différents’ dans les deux dispensations, bien qu’ils aient été édictés par un seul et même Dieu. Il ne conteste pas le fond de l’argument de Marcion et ne fait pas appel à une tripartition de la loi conjuguée à une abrogation partielle pour expliquer ce fait.

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